Nous nous sommes rencontrés, il y a plus de vingt-cinq ans, dans la salle des marchés d’une banque d’affaires : j’étais stagiaire, il était trader. Puis nos vies se sont éloignées. Puis nos vies nous ont rapprochés. Nous nous sommes retrouvés vingt ans plus tard. « Retour à la terre », c’est ainsi qu’il nomme, dès notre première séance, le thème de notre accompagnement, son fil conducteur tout au long des dix-huit mois à venir.
Cela fait plus de vingt ans qu’il vit et travaille à Paris, qu’il fait aujourd’hui partie du comité de direction d’une grande entreprise cotée en bourse. Dont il n’en peut plus ; mais à laquelle il se sent profondément lié, à la fois moralement et pour la feuille de paie confortable et les conditions matérielles auxquelles celle-ci donne accès.
Aujourd’hui son fils est né. C’est son premier enfant. Je lis dans ses yeux et j’entends dans ses mots comme une renaissance, celle du petit garçon en lui, laissé de côté depuis tant d’années, fébrilement occupé par une vie d’adulte surchargée de contingences matérielles, où il n’y a plus de place ni pour jouer ni pour rêver. Il est fatigué, surmené et peut-être même usé.
Sa demande : l’aider à construire un nouveau projet de vie ; entrepreneurial. Quitter Paris avec sa compagne et son fils. Ce n’est pas cette vie-là, laborieuse et déconnectée, qu’il veut transmettre à son petit garçon, tandis qu’il me raconte son enfance dans les arbres et au milieu des champs.
Retour à la terre. De quelle terre me parle-t-il ? Les idées fusent, les projets sont multiples, comme mus par un frénétique besoin de s’accrocher, de se raccrocher. Il est focalisé sur « l’après », répondant à la nécessité à remplir le vide de cet « après », sur le même mode que le maintenant. Une attitude qui rappelle celle des boulimiques. Oui, il a peur… de quitter, de lâcher. Même son inconfort, dont il connait les moindres recoins, le fait rencontré la peur. Du rien. Du vide. De perdre… De l’inconnu. Il s’agit précisément d’accueillir cette peur pour éviter de la laisser prendre le pouvoir.
Il est dans l’après, tandis que je veille au « maintenant ». Là où la vie s’écoule. Pour le moment, dans ce maintenant, je ne décèle aucune place pour dessiner un « après », tant il y a à quitter. Se dépouiller, se déposséder, se désencombrer pour faire de la place, faire du vide.
Il va commencer par ajouter. Imaginer, explorer, rencontrer. Surcharger une vie déjà bien remplie. Avec des nuits « hâchées » par ce nouveau-né qui vient également le combler. Eczéma, problèmes de genou… Le corps parle. Je suis là, à côté. Dans l’ici et maintenant, pour accueillir ce qui ne trouve nulle place dans un agenda surchargé. Va-t-il finir par disjoncter ?
Il s’offre alors un temps de respiration. Respirer, parler, s’écouter, entendre. Rendez-vous avec lui-même, ce lui-même auquel il a tant de mal à consacrer du temps. L’ombre de lui-même, avec laquelle il vit aujourd’hui. Cherche-t-il à construire l’après pour quitter le maintenant ou le fuir ? En vain. Il a besoin de vivre l’ici et maintenant, de l’accueillir pleinement dans toutes ses dimensions — physiques, mentales, émotionnelles. Ce qui signifie traverser des insécurités, des peurs. Se confronter à sa réalité et la rencontrer pour être en mesure de la transformer. Comment vivre autrement un « après », s’il n’est pas en mesure de vivre un « maintenant » ? Il y a alors de fortes chances que « l’après » ressemble au « maintenant ». Même dans un ailleurs.
Quitter l’entreprise s’avère être est la première étape nécessaire. Comme une urgence à arrêter une forme de maltraitance. Commencer par sauver sa peau qui n’en peut plus de le démanger. C’est sans doute l’étape la plus douloureuse, tant il semble faire corps avec elle. Quitter ce corps à corps, en commençant par se différencier, se distancier de ce qui n’est pas lui. « Je ne suis pas mon entreprise, je ne suis pas mon travail. J’existe sans elle. Elle existe et elle continuera à exister très bien sans moi. J’existe en dehors de mon travail », se répète-t-il.
Quitter ce corps à corps, ce cordon ombilical qui s’incarne au-delà d’un contrat de travail, au travers de la relation presque filiale qu’il entretient avec son patron. Et dont « on » lui prédit qu’elle se terminera dans la souffrance aux prudhommes : « Avec ce patron, ce n’est pas possible de partir. Quitter, c’est trahir. Jamais il ne pourra le supporter. »
Je suis à ses côtés pour l’aider à délier ce qui est lié — dans le cadre d’un contrat de travail et de la relation basée sur ce contrat —, pour l’accompagner à trouver un chemin de négociation afin de se séparer dans les meilleures conditions possibles. Dire au revoir. Se dire au revoir. Se séparer sans se déchirer : oui, c’est possible. Et sans passer par les prudhommes.
« Avec lui, ce n’est pas possible ! » Je lui demande de ne plus écouter ses collaborateurs et de se concentrer sur le « possible » qu’il envisage, en choisissant de nourrir la confiance au lieu de la méfiance, en se concentrant sur son intention et sur une attention positive. Se parler, s’écouter, s’entendre ; nourrir la relation du côté de l’amour. Même si, dans l’entreprise, ce mot est tabou, il s’agit bien de cela. Se reconnaitre ; prendre soin des égos souvent démesurés, pour se séparer avec dignité. Pour l’un comme pour l’autre.
Neuf mois plus tard, c’est fait. Sans prudhommes et dans les meilleures conditions, celles d’un accord tel qu’il le souhaitait, garantissant une sécurité matérielle. L’eczéma a, lui aussi disparu. Quant au genou, il va beaucoup mieux. Voilà qu’il peut se remettre au sport et partir en vacances…
Chercher une nouvelle maison dans un nouveau lieu, à la campagne. Se reposer, souffler et célébrer cette fin qu’il a su si bien mener. Célébrer aussi un nouveau départ : quitter l’appartement est la prochaine étape. Encore quelques bricolages à terminer pour optimiser la vente et le voilà fin prêt et mis en vente. Avec la boule au ventre, car le confinement du printemps est passé par là, accompagné d’une belle pneumonie. Arrive enfin la vente de l’appartement.
Le déconfinement sonne l’heure du déménagement et la fin de notre accompagnement. Notre dernière séance a lieu, cette fois-ci à distance, par téléphone et chacun dans nos maisons respectives. Ça capte mal, très mal. Mais malgré tout, nous arrivons à nous parler sans wi-fi. Les cartons sont défaits. Le nouveau-né est devenu un petit garçon de dix-huit mois qui gambade dans le jardin, émerveillé de découvrir sa nouvelle liberté et le printemps. Un nouveau printemps. Il va enfin pouvoir s’occuper de sa propre terre, les pieds nus dans le terreau humide. Ce jour-là, je suis également les pieds nus dans la terre, avec mes poules et le potager à proximité. Intérieurement, je souris en nous revoyant lors de notre première séance dix-huit mois plus tôt, enfermés dans le petit salon d’un bel immeuble haussmannien du centre de Paris. Retour à la terre : lequel de nous deux a accompagné l’autre ?
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